Ce séminaire 2015-2016 des doctorants du CERCLL s’inscrit dans la continuité des travaux de réflexion menés lors des deux précédentes années autour de la thématique de la « parole de l’Autre ». Si l’année 2013-2014, consacrée à l’analyse des enjeux et des perspectives, a permis d’identifier les outils utilisés pour faire émerger cette parole de l’Autre, l’année 2014-2015, orientée davantage vers les espaces de la parole, a de son côté représenté l’occasion de faire émerger et de prendre en compte une réelle interdisciplinarité, grâce à l’adhésion de doctorants d’autres disciplines. Pour rappel, ce séminaire réussissait en effet les doctorants du LESCLAP et du CERR la première année et s’est étendu à l’ensemble du CERCLL l’année dernière.
Dans cette dynamique, nous proposons de poursuivre notre travail de réflexion en ouvrant un nouvel axe d’étude qui portera sur les représentations de l’altérité et ses mises en discours.
De ce questionnement sur l’altérité peut naître une transversalité qui unit les travaux des membres de toutes les disciplines représentées, tout en prenant des directions différentes : nous espérons que cette interaction pourra donner lieu, pour chaque doctorant, à un approfondissement et à une mise en perspective nouvelle de son travail.
Ce que nous entendons par l’intitulé « Altérité(s), mises en discours et représentations identitaires » est une interrogation sur la façon dont l’Autre est décrit, imagé, selon les moyens mis en œuvre pour qu’il soit visible, selon les intentions de celui qui l’a catégorisé comme Autre, et selon la réception de celui qui voit représenté l’Autre. Cette notion d’altérité présuppose en effet des transferts, puisque sa définition et sa représentation varient selon de nombreux facteurs : aires géographiques, imaginaires, langues et rapports à la/aux langues, genres, époques… La figuration de l’altérité génère une réflexion intéressante sur ce qui est considéré comme la norme, la coutume, l’ordinaire. L’échange et la confrontation des œuvres, des textes, des périodes, des langues, des usages, des pratiques linguistiques, des disciplines permettent une connaissance non pas seulement de l’Autre mais de Soi, par un effet de miroir inversé. Nous souhaiterions introduire un nouveau concept, accrédité récemment dans les sciences humaines et sociales, nommé l’intermédialité, présenté par nos camarades Renoir Bachelier, Audrey Faulot et Fanny Martin en 2014, en vue d’ajouter un autre outil à notre recherche.
Afin de diversifier les angles d’approche, nous tenterons de multiplier les interactions et de favoriser les thématiques transversales.
Nous réfléchirons notamment aux problématiques suivantes :
- Nous chercherons à définir l’altérité, notion vaste s’il en est. Y-a-t-il homogénéité de cette notion selon les disciplines, selon les approches ? Peut-on définir ou redéfinir une approche de l’altérité ?
- Comment peut-on identifier l’altérité, en tenant compte de sa mobilité, de son aspect protéiforme, de ses variations culturelles, linguistiques et littéraires ?
- Comment se construit l’altérité ? Par quels imaginaires, quels cheminements intellectuels se fonde cette notion de l’altérité ? De quelle manière l’altérité se met-elle en mots, se transforme-t-elle en discours ? Comment cette abstraction se métamorphose-t- elle en faits concrets, en réalités historiques et linguistiques ?
- Quelle est la finalité de cette représentation ? Quelles sont les visées morales et idéologiques de cette notion de l’altérité ?
Séance du 13 janvier 2016« La figure de la prostituée dans le roman du second XIXe siècle : altérité(s) des corps altérés » par
Elise Guignon.Personnage-phare des romanciers naturalistes et décadents, la prostituée génère une réflexion multidirectionnelle autour du concept d’altérité. Figure socialement marginale et marginalisée, la prostituée se construit dans la contradiction avec la femme petite-bourgeoise, à laquelle sont imposées normes conventionnelles et bienséances par la gent masculine. Elle est également représentée par rapport à ses relations avec les hommes, ce qui entraîne le questionnement autour d’une autre altérité, celle qui s’établit entre féminin et masculin ; les écrivains du XIXe siècle prennent conscience de l’évolution du rôle et du statut de la femme, et transmettent dans leurs romans les angoisses créées par cette femme en pleine mutation, prenant peu à peu du pouvoir et cherchant à prendre la parole, une parole qui tend ainsi ne plus être celle de l’Autre. Cependant, la mainmise des hommes est encore majoritairement présente ; si la femme a peu à peu accès à la parole dans leurs écrits, c’est toujours à travers le prisme de leur fiction. La parole de l’Autre est donc appropriée par le normé et par le dominant ; l’espace de parole s’avère donc factice et stéréotypé.
« L’allocutaire, la parole de cet « Autre » dans le langage. Apport de la théorie de Damourette et Pichon dans l’Histoire des Sciences du Langage » par
Maylis Fernandez.Edouard Pichon et Jacques Damourette, deux grammairiens du début du XXe siècle, se distinguent en tant qu’autodidactes ; ils ne sont linguistes ni de formation, ni de profession, ce qui fait déjà d’eux des personnalités à part dans le monde des Sciences du Langage. Leur grammaire ne se fondait pas sur la terminologie grammaticale traditionnelle de l’époque, et est encore jugée actuellement comme peu conventionnelle. Leur intérêt et leurs connaissances en psychologie et en psychanalyse les ont poussés à s’intéresser au rôle de l’Autre dans la situation de communication : ils ont notamment travaillé sur la perception de « l’allocutaire », en tant que sujet parlant, par le locuteur. Locuteur et allocutaire sont interdépendants ; le locuteur ne peut exister en tant que locuteur sans allocutaire potentiel. Cette relation fait que le statut d’Autre est variable, puisque la parole passe d’un interlocuteur à l’autre. Cette influence conjointe a mené Damourette et Pichon sur les chemins de ce qui aboutira à la sociolinguistique : l’Autre influe, dans le langage, sur la pensée de l’allocutaire et/ou du locuteur, et cela d’autant plus fortement que des différences les opposent (âge, région, religion, sexe…). La terminologie utilisée pour désigner l’Autre dans les Sciences du Langage est variable. Il nous apparait que cette diversité est à creuser : « allocutaire » et « interlocuteur », malgré une synonymie de surface, peuvent en réalité refléter une vision profondément différente du rôle de l’Autre.