Littératures et cultures du vivantResponsables : Catherine Grall, Clémence Couturier-Heinrich & Jean-Luc Guichet
Le programme « Littératures et cultures du vivant » interroge au sein du CERCLL la façon dont le monde vivant est, a été et sera appréhendé. Il s’empare entre autres des problématiques contemporaines que fait surgir l’avènement de l’anthropocène ou du capitalocène. La notion de « vivant » mobilise et fédère des représentations éminemment transversales telles que naissance, origine, nature, animal et animalité, végétal, environnement, milieu, épanouissement plus ou moins organique. Les travaux entrepris dans le cadre du programme « Littératures et cultures du vivant » ne se limitent donc ni à la littérature (d’une langue ou d’une autre) ni à aucune période en particulier et prennent pour objet aussi bien les « traditions » passées sur la nature que l’effervescence contemporaine des discours sur la question.
Les menaces actuelles qui pèsent sur la planète et les êtres vivants expliquent en partie le grand nombre de productions artistiques et de publications scientifiques sur la « nature ». Ensemble de réalités matérielles et sensibles, au milieu desquelles s’inscrit l’humain, la nature renvoie au vivant, d’une part, à la manière dite par les mythes et les religions, les philosophies et sciences de la nature jusqu’à l’ère romantique et aux humanités environnementales. D’autre part, si l’on considère l’appartenance de l’humain aux différents règnes du vivant, sans qu’il en soit nécessairement le centre, on s’intéressera aux relations des vivants entre eux, en cultivant une posture d’interrogation quant à la spécificité ou la supériorité humaines. Les diverses études culturelles nous ont en effet exercés, depuis les années 1980 (après les travaux précurseurs d’E. Saïd, de S. Hall, de R. Hoggart, on pense à ceux d’H. K. Bhabha et de G. Ch. Spivak, entre autres), et à partir de leurs origines anglo-saxonnes, à déplacer les points de vue et à contester les hiérarchies entre cultures, « races » et sexes. Transposé au domaine de la nature, ce décentrement amène à considérer sinon avec un rejet complet, du moins avec recul critique, les hiérarchies ou séparatismes entre l’humain et les autres vivants. Le mot même d’« environnement », pourtant promu d’une façon scientifique stimulante par J. von Uexküll (dès 1934), qui le définit comme monde sensible dans lequel vit chaque animal et qui le conditionne, peut être jugé encore trop discriminant, et comme renvoyant trop à une coupure entre nature et culture, qu’un anthropologue comme P. Descola a magistralement remise en cause en 2005.
Le terme même de « nature » est parfois considéré comme dépassé, de façon sans doute un peu provocatrice, par des philosophes de l’écologie, qui prennent également en compte sociologie, politique (après les travaux pionniers de Murray Bookchin) et arts. Timothy Morton a pu ainsi écrire qu’il s’agissait, au XXIe siècle, de faire de l’écologie en repensant toutes les relations entre les vivants désormais connectés de façon toujours plus complexe, sans même parler de « nature » (2007). La philosophie occidentale, dès au moins le XVIIe siècle, est revenue sur les propositions de l’Occident grec, puis chrétien, pour reconsidérer la place de l’humain dans le monde des vivants. La religion chrétienne, en particulier, avait cherché à interpréter à plusieurs reprises la Genèse, à réélaborer les relations entre l’humain et son créateur, et Descartes avait énoncé sa thèse des animaux-machines sans tant mépriser ceux-ci qu’en avouant son incapacité à appréhender leur intériorité. L’empirisme, le matérialisme, le sensationnisme – avec d’autres chercheurs, nous préférons ce terme à celui de « sensualisme », qui est affecté d’une connotation péjorative – retravailleront en profondeur, au siècle des Lumières, la place de l’homme dans le monde sensible et vivant, jusqu’au vitalisme dont Nietzsche représente peut-être l’avancée la plus dérangeante (si l’on en croit B. Stiegler, qui nous invite à revoir toute la philosophie occidentale dans cette perspective). L’écologie dépasserait donc la question de la nature pour poser celle de la nature humaine, des rapports entre les humains, entre les humains et les autres vivants, ainsi que des flux vitaux en général.
La littérature mêle nécessairement ces champs disciplinaires, auxquels on ajoutera l’éthique et les discours scientifiques (anthropologie, biologie, paléontologie, archéologie…), auxquels se sont confrontées les études en géocritique, écocritique, ou en histoire du sensible. Les objets littéraires qui s’offrent à un regard centré sur le vivant sont nombreux, des pastorales antiques aux nature writings actuels, qu’ils soient ou non fictionnels, en passant par la mythologie, les bestiaires, les gloses de la genèse, les poèmes didactiques, la poésie et les contes romantiques, le transcendantalisme américain et la littérature écologique militante, réaliste ou d’anticipation, ainsi que les genres et motifs littéraires (par exemple la métamorphose). Leur étude permet de croiser langues, cultures, arts, discours scientifiques et politiques.
L’humain est un vivant parmi d’autres, qui habite des biotopes — ce qui n’exclut nullement les milieux urbains —, qui doit s’y situer, s’y penser, y subir et y construire des relations et qui écrit à ce sujet. À ce titre se posent aussi des questions linguistiques. Les langues, comme les littératures et les cultures, sont parfois conçues par analogie comme des organismes vivants. Il convient d’interroger cette analogie, qui peut conduire à une essentialisation préjudiciable et faire obstacle à la perception des contacts et métissages. Le traitement automatique des langues apparaît comme un autre objet de questionnement : aide-t-il à leur épanouissement ? Contribue-t-il à préserver et à fixer des langues en voie de disparition (idiolectes, sociolectes) ? Au contraire, menace-t-il ce qui serait le vivant dans les langues, à savoir l’oralité, la performance ? La littérature ou toute autre forme textuelle sont-elles aptes à mimer celles-ci ? Le vivant signifie-t-il « authenticité » contre une artificialité des cultures qui raterait le souffle et « l’âme » des êtres ? Le vivant se révèle ainsi une notion permettant de penser une certaine unité dans le foisonnement des productions passées et présentes relatives à l’antique thème de la nature et aux représentations associées. Il peut être exploré dans trois directions : 1) écopoétique et écocritique, 2) pensées et philosophies du vivant, 3) réflexion sur la place de l’humain au sein du vivant (anthropocène, éthiques de la nature).
- Réalisations et projets scientifiques :
- 27-28 octobre 2021 : séminaires doctoraux sur « L’humain dans et devant la nature » organisés par Catherine Grall et Aniko Adam à l’Université Pazmany Peter de Budapest, avec des enseignants-chercheurs et des doctorants français, hongrois et tchèques (voir
affiche et
programme).
- 28 janvier 2022 : présentation par Jean-Luc Guichet de son ouvrage
Figures du moi et environnement naturel au XVIIIe siècle, séance de séminaire du CERCLL délocalisée Fonds Régional d’Art Contemporain de Picardie (voir
couverture de l'ouvrage).
- printemps 2022 : numéro hors-série de la revue
Romanesques sur «
L’humain dans et devant la nature ».
- 19-20 mai 2022 : colloque « La préhistoire à l’ère de l’anthropocène : discours et représentations » organisé à Amiens par Catherine Grall (voir
appel à communications).
Publication des actes prévue dans la revue
Épistémocritique.
- 8 septembre 2022 : atelier « La communauté des vivants en littérature » dirigé par Laurence Dahan-Gaïda (U. de Besançon) et Catherine Grall, avec Christine Baron (U. de Poitiers), Anne-Gaëlle Weber (U. d’Arras) et Juliane Werner (U. de Vienne), au sein du congrès de l’ESCL/SELC (société européenne de littérature comparée) « Imaginer des communautés inclusives dans la culture européenne » à l’Université Sapienza de Rome.
- 22-23 septembre 2022 : colloque international « L'origine interrogée. Entre les Lumières et aujourd’hui » organisé à Amiens par Jean-Luc Guichet et James Hanrahan (Trinity College) (voir le
programme du colloque). Ce colloque sera suivi d’un second volet à Dublin.
- 24-25 septembre 2022 : journées doctorales « Sciences en culture — l’approche épistémocritique de la littérature », Clos des Bernardines, Saint-Aignan sur Cher (voir affiche et programme).
- 25 novembre 2022 : journée d’études organisée par Marine Duval « Le leurre spectral : mélancolie et renouveau d’un réel magique », comprenant un entretien avec la romancière québécoise Catherine Mavrikakis.
Au temps de l’anthropocène, la littérature met volontiers en scène des sujets troublés : hybridité, fantasmes, fantômes, états d’âme et déliquescence donnent un nouveau souffle au real maravilloso qu’avait défini Alejo Carpentier il y a environ 70 ans.
- 6 décembre 2022 : conférence de Jean-Luc Guichet sur « Éthique animale, éthique humaine : la question du spécisme et des « cas marginaux », Bibliothèque Louis Aragon, Amiens, dans le cadre de Citéphilo (voir programme complet de Citéphilo 2022-2023).
- 2023 : cycle de conférences « L’arbre et la toile » (février-avril) et colloque interdisciplinaire « L’arbre, la toile et le buisson » (29-30 novembre) organisés par Catherine Grall
Publication :
L’arbre et la toile : du vivant et des formes à la lumière de la transdiscipline, sous la direction de Catherine Grall, Presses académiques de Fribourg (Suisse), collection Culture et écologie, 2024
- 28-29 mars 2024 : colloque « Le temps et le moment. Poétiques temporelles de la météo en littérature » organisé par Anne Duprat et Julia Jordan
- 19-20 septembre 2024 : colloque « Variations autour de l’enfant sauvage » organisé par Jean-Luc Guichet [
programme]
- 4-5 décembre 2024 : colloque « La mer dans la littérature jeunesse : enjeux politiques, écologiques et éducatifs » organisé par Noëlle Benhamou (CERCCL), Zoé Commère (CAREF), Anne Delbrayelle (CAREF) et Béatrice Finet (CAREF)